Heureux comme un Homme dans la Nature

Heureux comme un Homme dans la Nature
Heureux comme un Homme dans la Nature

Né dans la nature, l’homme, marqué par son milieu originel, en tire des bénéfices particuliers mais surtout un équilibre psychique et physique indispensable à sa santé. Face à l’urbanisation galopante, la randonnée en nature (pleine ou partielle) a des atouts considérables. Un éclairage avec Jordy Stefan, psychologue, docteur en psychologie sociale et environnementale, chargé de recherche à ASKORIA (école de formation pour travailleurs sociaux – Rennes) et spécialiste français de ces sujets.  

Propos recueillis par le docteur Sophie Duméry, membre de la commission médicale de la FFRandonnée

La langue française fourmille d’expressions prônant le retour à la nature, encore renforcé par l’expérience désastreuse sur la santé mentale des confinements pandémiques. Mais de quelle nature parle-t-on ?

Jordy Stefan : Je rappelle d’abord que la nature que nous évoquons ici est « domestiquée », même si ce terme n’est peut-être pas le meilleur. Il y a une distinction à faire entre nature sauvage et nature dont les dangers sont contrôlés. Toutes les études scientifiques sur les effets de la nature ont été menées dans des endroits qui n’étaient pas dangereux pour l’homme, c’est-à-dire plus ou moins domestiqués, avec des chemins balisés… Pas de forêt vierge ou d’île déserte !

Ce sont bien des espaces végétaux où le péril animal est contrôlé. Ensuite, dire que la nature nous fait du bien est un raccourci. Historiquement, au Moyen Âge par exemple, la forêt n’était pas un lieu de détente mais de péril à cause des animaux sauvages, des brigands qui s’y cachaient. Aujourd’hui, la probabilité d’être en péril ou de risquer un accident, de rencontrer un sanglier mécontent par exemple, en Bretagne où j’habite, est quasi nulle. Mais si je me rends demain en Amazonie et qu’on me dépose en hélicoptère dans la forêt parce que la nature va me faire du bien, eh bien on se trompe ! Parce qu’il y aura beaucoup trop de stress pour moi. Donc, comme dans un contrat d’assurance, il faut lire toutes les petites lignes quand on parle de « nature ».

Les bénéfices mis en avant sont-ils liés à la couleur, verte et bleue, beaucoup étudiée depuis quelque temps ?

La question des couleurs est particulière. La nature verte et la nature bleue renvoient au bain de forêt japonais traditionnel (Shinrin-yoku) et à la théorie de la biophilie (attachement à l’environnement vivant). On parle de « nature vivante » dans les travaux de psychologie environnementale auxquels je participe, mais pas animale en dépit des preuves que la fréquentation des animaux domestiques est positive pour notre équilibre mental par l’interaction que nous avons avec eux.

Toutes les études connues ont été faites dans la nature feuillue, ou avec des aiguilles (pins, sapins), donc verte et végétale. Souvent en conférence, on me pose la question : est-ce que si on contemple un cactus (même vert) cela fait le même effet que la contemplation d’un arbre ? Est-ce que dans le désert les résultats sont les mêmes, ou quand on se promène en montagne à une altitude où la nature est rocheuse et nue ? En fait, on dispose de peu de données sur ces aspects. Mais nous savons l’importance des couleurs : le vert apaise, le rouge stimule et attire, le bleu aussi a une influence connue.

Si nous partons de l’idée que le vert de la nature est le moteur de l’influence, cela pose un problème intellectuel. Le vert de la nature est temporaire, il apparaît au printemps puis vire aux couleurs automnales ; et toute couleur disparaît en hiver. Si la couleur avait une importance capitale, les effets positifs de la nature devraient alors disparaître ou s’amoindrir. Nous mesurons que non. Les effets positifs persistent, identiques, que la nature soit verte ou pas. Cela dit, à ma connaissance il n’y a pas de travaux sur l’hiver. Si les arbres sont endormis ou avec un aspect mort mais que l’effet naturel persiste, cela remet en cause ou du moins interroge intellectuellement la théorie de la biophilie, milieu vivant et non « mort ».

Il y a un problème de traduction pour la couleur bleue, le blue space en anglais qui désigne la mer, les lacs, les rivières. Mais les gens perçoivent rarement la mer réellement bleue, même si elle est représentée culturellement par du bleu, dans les dessins animés par exemple. En fait, ces eaux ont des couleurs très variées. C’est donc un raccourci de parler de « bleu ». Même s’il y a un effet de la couleur verte ou bleue, la nature en soi a une influence plus importante sur nos états mentaux, indépendante. On ne peut donc pas la résumer à une influence colorée.

Quelles sont les théories scientifiques sur les bénéfices psychiques de la nature ? Vous parlez de biophilie…

Nos connaissances commencent avec les travaux de Wilson, un biologiste anglais qui explique sa théorie sur la puissance psychique de la nature par le « biome de base » dans un contexte évolutionniste. Le biome est le milieu naturel d’origine d’une espèce. Avec de la nature vivante dans ce biome, il y a de quoi subvenir aux besoins primaires de l’homme (eau, alimentation, abris), donc y vivre, ou y retourner transitoirement, apaise l’esprit et le corps en conséquence (réduction du stress). Les effets positifs sont alors liés à cette possibilité de boire, manger, s’abriter, se reproduire… C’est la « biophilie » spontanée et ancestrale envers son « biome de base ». Selon cette théorie, le désert ne devrait pas avoir d’effets positifs, ni la haute montagne, puisque trop nus et trop peu propices à la survie.

Pourtant, les randonneurs à la FFRandonnée ressentent, dans ces espaces non « vivants », un recentrage sur l’essentiel et un épanouissement vital…

Je pense que la nature s’auto-suffit pour produire ses effets sur l’être humain. Donc les cactus (nature non feuillue), la montagne rocheuse doivent produire de bons effets. L’a-t-on prouvé clairement ? Non. Il n’y a pas d’études sur l’effet psychologique des espaces rocheux. Mais on peut le penser car rien n’alimente l’idée que cela serait nuisible. Nous travaillons sur des populations en Europe, surtout celle du Nord, aux États-Unis et au Japon mais pas ailleurs. C’est très ethnocentré. Je ne connais pas de travaux africains par exemple.

En fait, deux grandes théories existent sans s’affronter ; elles cohabitent. La première que je viens d’évoquer est la biophilie, c’est le biome de base de l’homme où il est né. L’autre est développée par Kaplan & Kaplan qui postulent que la nature est une beauté universelle, qui « fascine » : c’est le terme employé. Cette fascination fait oublier ses problèmes, ses douleurs ; on peut changer d’attention, la diriger vers d’autres objets, d’autres niveaux.

Quelle est la part des cinq sens dans ce décentrage par rapport au stress, aux soucis personnels ?

Sur les cinq sens et leur activation par le bain de forêt, il faut noter la mode de l’immersion virtuelle par casque de stimulation numérique. De ce que je comprends, il suffit d’activer un seul des cinq sens pour avoir les mêmes effets sur tout le corps. Quoique le goût soit difficile à apprécier… Mais considérez le retour du toucher dans la décoration (bois brut) et les ventes de matières à toucher pour se faire du bien. En fait, les trois stimulus majeurs en immersion scientifique sont la vue, l’odorat et l’ouïe parce qu’on peut les explorer facilement indépendamment.

Dans mon équipe, nous travaillons sur les trois. Résultat : le son du ressac de la mer fonctionne positivement, comme l’odeur de la forêt de pins. Comme nous sommes contraints par le coût considérable des mesures en pleine nature, nous utilisons des outils comme des casques de réalité virtuelle, des posters, des fonds d’écran, des odeurs synthétiques ou pas. À chaque fois, malgré ces différences par rapport à la nature vraie, cela produit des résultats positifs sur l’être humain.

L’intensité du résultat est-elle la même ?

Nous travaillons actuellement dans les hôpitaux avec des plantes d’intérieur en salle d’attente. Elles font baisser l’anxiété. Mais si on les remplace par des photos de plantes, on obtient le même effet mesuré. Cela coûte moins cher ; surtout c’est préférable en milieu hospitalier où on n’aime pas les microbes que les plantes introduisent. Nous travaillons en ce moment sur les fresques et les grandes images dans les salles de repos infirmier et les salles d’attente, comme alternative efficace. Mais je nuance parce que cela me paraît dépendre de la mémoire qu’on a de la nature réelle. Pour moi, il s’agirait plutôt d’un souvenir d’immersion naturelle vécue qui déclencherait les effets observés devant de grands posters. Une sorte d’effet « madeleine de Proust », de l’encodage cognitif de bonnes sensations qui sont réactivées par le stimulus visuel. Mais je n’ai pas d’élément scientifique pour l’étayer. Du coup, si quelqu’un n’a jamais ressenti de bonnes sensations en milieu naturel, comme une personne urbaine qui n’aurait jamais croisé de la nature, qu’en est-il ? En France, il n’est pas possible d’ignorer la nature même réduite à un square parisien. À Paris, il y a des rangées d’arbres, des parcs. Même dans les villes très bâties, dont l’urbanisme est très contraint (sites historiques par exemple), je ne pense pas qu’on puisse être séparé totalement de la nature. Il suffit en France de faire quelques kilomètres pour en trouver. Mais c’est une vraie question… Et comment mesurer cela ? Peut-être faudrait-il chercher ce public n’ayant pas d’expérience sensorielle de la nature dans les mégapoles chinoises, sans espaces verts, très polluées…  Ou bien, dans un futur plus ou moins proche, chez des personnes nées et ayant toujours vécu sur Mars, je ne suis pas sûr que de voir des photos de nature aurait des effets positifs.

Faut-il une immersion sensorielle totale, ou une stimulation partielle visuelle, auditive ou olfactive peut-elle suffire ?

Une étude récente mesure l’effet d’une photo selon sa taille dans une même pièce. Tant que la photo est lisible, qu’on comprend ce qu’elle montre (pas un timbre-poste évidemment), cela fonctionne. En hôpital, comme je l’ai déjà évoqué, nous avons travaillé avec des diffuseurs secs d’odeurs synthétiques dans un seul coin de pièce, donc la concentration était variable selon l’endroit où l’on était. Nous avons aussi travaillé avec le bruit du ressac de la mer avec deux banales enceintes stéréo, sans Dolby Surround. Sans immersion totale donc, mais les effets persistent aux tests psychologiques alors que tout était artificiel. Les scores étaient identiques ! Quant aux effets neurovégétatifs (fréquence cardiaque, pression artérielle, cortisolémie), leur mesure a été impossible faute de financement à la hauteur. Cela coûte trop cher car très complexe et trop variable. Heureusement, les tests psychologiques sont tellement corrélés aux mesures physiologiques et tellement moins coûteux à administrer qu’on peut conclure à l’efficacité de la nature artificielle pour notre équipe. Nous travaillons avec nos moyens.

Que dire du biais culturel et de l’influence sociale dans les effets observés ?

Quand ça ne va pas, on vous dit de vous mettre au vert, de vous aérer. Il y a plein d’expressions françaises qui renvoient aux bienfaits de la nature. Comme cette nature est maîtrisée et pas dangereuse, la charge cognitive sur le terrain diminue : anxiété, fatigue, baisse de la pression artérielle, comme à chaque fois que l’on baisse la charge cognitive d’un individu (attention, état d’alerte émotionnel et/ou sensoriel, pression des décisions à prendre). Là, je parle de nature « contrôlée » mais en cohorte, dans des groupes moyennés. En milieu plus sauvage, des randonneurs expérimentés sont certainement à l’aise. Ils ont une relation à la nature qui leur est propre, qui n’est pas celle du commun des mortels. Ce sont des « queues de distribution statistique ». Par exemple, la relation aux plantes toxiques : un citadin qui connaît peu ou pas la nature ne saura probablement pas les identifier, alors qu’un randonneur assidu et expert vous dira lesquelles ne pas toucher. Ou bien face à un serpent, il saura quoi faire et ne pas s’enfuir en courant comme la plupart des gens. La littérature sur le sujet est généralement faite chez des individus du tout-venants. Nos mesures de l’effet de la nature ne sont jamais faites le samedi et le dimanche parce que ce sont des jours de repos donc plus détendus où l’on ne distingue pas l’effet de la nature de l’effet de relâchement du week-end. Notre travail à Lorient dans les parcs de la ville s’est fait en pleine semaine avec des gens ordinaires. Si nous testons des randonneurs pour qui randonner est déjà un plaisir, nous biaisons nos résultats dans le sens positif, même en milieu très urbanisé ou humanisé, pas naturel du tout. Parce que cela a un sens pour la personne. Nous le voyons pour les coureurs à pied qui aiment quand même leur course au milieu des pots d’échappement, même s’ils préfèrent les espaces verts de leur ville. L’environnement n’est pas isolé : on n’y séjourne pas pour rien. Il faut contextualiser le public que nous mesurons.

Est-ce que le fait d’être en groupe influe sur vos résultats ?

Dans nos travaux en salle d’attente par exemple, effectivement les gens sont rarement seuls. Mais nous ne les mesurons jamais dans un groupe constitué. Ce sont des mesures individuelles. Le plus « isolé » a été notre travail sur les odeurs en radiothérapie, dans le bunker dédié : les gens y sont vraiment seuls. Et, oui, nos résultats restent positifs. Dans un parc, les promeneurs mesurés croisent d’autres personnes mais nous ne les sollicitons pas en groupe constitué, qui serait sans doute choisi. Parce que le fait de choisir son groupe a déjà un effet positif puisque l’être humain est un animal social. Donc il passe normalement un bon moment, ce qui expliquerait une partie des effets positifs de la promenade. Les randonneurs qui randonnent en groupe ont a priori choisi leur groupe de randonnée. On se promène ou on randonne rarement avec des gens qu’on n’aime pas…

Quand on intègre un club de randonnée, on ne sait pas avec qui on va randonner les premières fois. Il peut se créer des sous-groupes électifs, mais si l’on n’arrive pas à s’intégrer, on ne revient pas.

Il serait intéressant d’étudier le résultat psychologique dans ce cas. Les personnes qui ne se sont pas senties à l’aise ou acceptées par le groupe ont-elles eu quand même des effets positifs liés à la sortie ? Je m’attends à ce que ce soit oui, parce que quand nous avons mesuré les effets de la nature en immersion, l’effet se fait sentir en quelques secondes. Mais cela n’est pas vrai pour tout le monde. Si, petit, vous vous êtes perdu dans la forêt et que vous en gardez un traumatisme, vous proposer de vous remettre dans la nature pour vous faire du bien est inopérant. L’histoire personnelle et les goûts comptent.

Il y a toujours des exceptions à la règle, le 100 % n’est jamais atteint. Je prends souvent l’exemple des tableaux de Salvador Dali ; on peut aimer ou détester. Mais quand on mesure les effets de la nature, c’est plutôt une beauté consensuelle, aimée de tous, avec quelques exceptions mais jamais aussi tranchées que celles d’un tableau de Salvador Dali. Nous avons 90, 95, 98 % des gens qui trouvent la nature belle, avec 2 % d’insensibles pour plein de raisons que nous ne savons pas capter.

Nous travaillons en masse, en cohorte. Si vous me demandez si la nature, la randonnée en nature font du bien à l’homme, je signe oui, bien sûr oui, avec mon titre de docteur en psychologie ! C’est toute l’incompréhension des statistiques par le lecteur lambda, avec l’abus de langage, très présent en vulgarisation, parce que si je vous parle « technique » je ne suis plus audible.

Les gens se focalisent sur les exceptions, par exemple vaccinales avec la Covid. En masse globale (le modèle statistique), la vaccination est efficace au prix de réactions qui restent marginales. La nature fait du bien à une masse de gens avec des exceptions. On le voit chez les adolescents dont on dit qu’ils sont déconnectés de la nature, planqués derrière leurs écrans. Les effets sont les mêmes que dans la population. Ils peuvent dire qu’ils n’aiment pas la randonnée, qu’ils ont passé un moment nul, voire détestable, mais nous, nous observons des réponses mesurées positives quand même. C’est toute la différence entre le ressenti et la mesure objective, ou la plus objective possible. Les éléments recueillis sortent du bruit apparent, c’est très vrai chez les adolescents. Pour résumer, la nature fait du bien de la naissance à la mort grosso modo.

Que dire de la notion de beauté dans la perception positive de la nature ?

Quand je dis beauté, je parle bien de fascination, celle de la théorie de Kaplan et Kaplan sur la restauration de l’attention par la nature. Ce qui expliquerait que l’effet soit universel ou quasi universel ; parce que la nature fait plutôt consensus. Mais peut-être le terme beauté n’est-il pas le plus approprié… Les deux théories que je vous ai exposées se complètent mais ne s’éliminent pas. L’approche bio-physique du biome est bien expliquée par les Néerlandais (Grinde & Patil) qui prennent l’exemple des animaux en zoo. Si vous ne recréez pas leur biome de base, ils vont cesser de s’alimenter, de se reproduire, devenir agressifs et/ou dépressifs. Les chercheurs néerlandais considèrent que le biome de base de l’homme est la nature. L’urbaniser totalement, le noyer sous le béton altèrent son potentiel de bien-être en l’écartant de son biome de base. Le retour à la nature n’est donc pas un bien en plus, mais simplement notre état normal, le niveau zéro : zéro problème psycho-cognitif en particulier. Pas de stress avec des conséquences néfastes organiques…Toutefois, scientifiquement si la nature est le biome de base, elle doit être bénéfique chez 100 % des humains. Il reste donc à expliquer les exceptions.

Je précise que je ne veux pas stigmatiser la vie citadine. L’urbanisme peut intégrer la nature en ville, les architectes proposent des murs et des toits végétaux. Nous avons des moyens de minorer les effets du béton. De plus, les études montrent qu’une randonnée en nature a des effets bénéfiques durant sept jours. Donc randonner une fois par semaine peut suffire à garder son équilibre psychique. Je ne veux pas poser l’urbain en mal absolu.

Conseil de lecture: Cerveau et nature. Pourquoi nous avons besoin de la beauté du monde. Michel Le Van Quyen. 2022. Éditions Flammarion, 20 euros.