Inévitablement, pour s’adonner au trail et plus encore aux ultra-trails, il faut une passion pour cette discipline qui demande beaucoup de sacrifices et d’abnégation. Le problème se situe lors du passage insidieux de la passion à l’addiction. La cause bien connue en est la sécrétion par le cerveau de substances (endorphines et corps cétoniques principalement) qui viennent stimuler notre centre de la récompense et induire la libération de dopamine, médiateur chimique du plaisir. Le traileur se comporte alors comme tout individu « addict » : il ne peut résister à son envie de courir, pour en ressentir le plaisir qui devient insidieusement la priorité dans sa vie, prenant parfois une forme compulsive.
Par le Docteur Pierre-Eric Baisse, membre de la commission médicale et médecin sur l’UTMB depuis une quinzaine d’éditions
L’addiction au sport est classée comme dépendance comportementale (OMS). Le trailer « addict » modifie inconsciemment sa vie au détriment de sa famille qu’il va négliger pour consacrer son temps libre à son sport, choisissant des lieux de vacances là où il pourra s’entraîner, limitant les fêtes contraires à sa diététique et à son sommeil. Et si une obligation incontournable le prive de sa séance, son humeur va devenir exécrable : c’est le syndrome de manque.
Au travail, l’« addict » pense à son sport, aux dépens de sa concentration professionnelle, ce qui entraîne une baisse d’efficacité, majorée par la fatigue liée au surentraînement. En société, l’« addict » ne parle que de « trail » et son cercle d’amis se restreint lentement ; il se retrouve alors à ne plus partager qu’avec ses semblables : c’est l’effet club, l’appartenance au groupe, avec ses codes vestimentaires et matériels. L’« addict » devient souvent consumériste dans ce domaine.
Les conséquences sont parfois la dislocation de la cellule familiale aboutissant à des ruptures, souvent pour reconstruire des couples, ou plutôt des paires d’« addicts », chacun tolérant l’autre puisque fonctionnant à son image en total nombrilisme. Les conséquences au travail sont l’absentéisme pour des arrêts répétés, les fautes professionnelles et les licenciements : certains employeurs en milieu montagnard ne veulent plus embaucher de trailers !
Sur le plan médical, l’addiction mène au surentraînement avec deux conséquences : les contre-performances par fatigue, la répétition et la chronicité des blessures, le trailer ne voulant pas s’arrêter de courir pour se soigner. Parlons bigorexie : l’« addict » au trail est obsédé par son poids, qu’il appelle à tort « poids de forme ». Cette chasse à la minceur ne lui accorde plus aucune réserve de sécurité lors d’erreurs ou d’incidents (vomissements) d’alimentation en course.
Quant aux « traileuses », on connaît parfaitement le cycle amaigrissement, aménorrhée, ostéoporose, fractures osseuses. L’addiction au trail expose aux syndromes de manque. L’arrêt brutal de l’activité pour cause médicale majeure entraîne de véritables crises de sevrage avec leurs cortèges de symptômes (tremblements, impatiences, nervosité, anxiété, violence) nécessitant une prise en charge médicale.
Le même tableau s’installe plus lentement en fin de carrière liée à l’âge ou à une maladie chronique. Le sujet peut alors à son insu se retourner vers une addiction de consommation : il n’est pas rare de voir d’anciens sportifs se mettre à la boisson ou au tabac.
J’avais personnellement commencé une campagne d’information par le biais d’un reportage tourné sur l’UTMB il y a plus de dix ans. L’accueil avait été frileux, pour ne pas dire dubitatif. Les choses ont évolué avec de nombreux articles sur le sujet, et des prises en charge hospitalières de l’addiction au sport. Je reste persuadé que le sportif doit se connaître et se méfier des premiers signes de l’addiction.
Exemples simples : il n’est pas normal d’avoir envie de retourner s’entraîner le soir alors qu’on a déjà fait une séance le matin ; il n’est pas normal de ne pas pouvoir observer une voire deux journées de repos dans la semaine. Lorsqu’il perçoit ces premiers stigmates de l’addiction, le trailer doit se prendre en charge, se forcer à lutter contre la compulsion, en passant à plus d’activités familiales, voire culturelles, se forcer à changer de discipline durant les intersaisons, en optant pour des sports plus collectifs, plus ludiques. Mais il existe des profils psychologiques et caractérologiques qui n’échapperont pas aux addictions de toutes formes ! Alors, il vaut mieux au final qu’ils « tombent » en addiction positive (sport, art, etc…) que négative (toxique).
Sans partager toute l’analyse de ce psychiatre, mais je n’ai pas ses connaissances non plus, je trouve intéressant sa vision extérieure sur notre sport. Combien de fois n’ai-je pas entendu que la course à pied était addictive à cause des endomorphines libérées par les séances d’entraînement. Il pousse le bouchon un peu plus loin. De toute façon, avec une vie familiale remplie (d’amour et des tâches du quotidien), une vie professionnelle qui occupe a minima 8 heures par jour, quelques trajets ici et là, l’envie de s’entraîner matin, midi et soir est bien vite rattrapée par la réalité. C’est également pourquoi il faut choisir ses défis avec le bon mélange de raison et d’envie.
Le Dr Chabannes, psychiatre, explique que des comportements typiques d’addiction
ont été observés auprès d’ultra-trailers. Il détaille son analyse en expliquant les ressorts
qu’il perçoit dans la pratique du trail.
En résumé, il y a tout d’abord l’explication sur deux fondamentaux selon lui : la volonté de domination de la nature et l’esprit de compétition. Le Dr Chabannes explique que l’ultra-traileur se lance dans un défi pour lutter contre la nature. Réussir c’est la dominer, échouer c’est perdre. Les femmes sont plus solidaires que les hommes, qui restent sur une notion importante de compétition. Ensuite, il explique les trois raisons principales de l’expansion du trail :
Premièrement, le développement des loisirs dans une société où le travail n’est plus un pilier. Ainsi, psychologiquement, la valeur du travail qui nourrit la famille n’est plus celle d’il y a quelques générations. Pour l’homme, être reconnu dans la sphère familiale passe par la réalisation de défi hors normes, tel l’ultra-trail ;
Deuxièmement, la société est devenue plus individualiste et le Dr Chabannes retrouve dans le trail ce type de comportements ;
Enfin, il y a la notion de recherche du plaisir par le dépassement de soi en sortant du confort quotidien. Cette recherche permet de remettre en question l’existence de vie bien organisée, où le confort implique des dérives telles que l’obésité, le manque de sensations, et des émotions plus édulcorées. Ainsi, le trail apporte la possibilité de réussir comme d’échouer, et ce dernier risque donne une dimension supplémentaire aux émotions. C’est ce plaisir, recherché, qui peut conduire à l’addiction, notamment si le trailer est dans l’optique du « toujours plus ». L’addiction est liée au plaisir avec la volonté que la fois d’après soit encore mieux que la fois d’avant. Si le trailer devient obnubilé par son objectif, la moindre blessure peut entraîner un état dépressif en raison du vide créé. L’addiction se révèle également dans la relation aux autres, notamment à la famille. Si la passion n’est pas partagée, le risque de difficultés sociales s’accroît fortement. Le risque supplémentaire est de ne plus être assez lucide pour prendre les bonnes décisions : savoir ne pas prendre le départ, savoir s’arrêter, savoir lever le pied. Être trop accro implique de ne plus savoir gérer l’éventuelle frustration de ne pas pratiquer.
La passion peut-elle être durable sans addiction ?
Évidemment si on reste dans une pratique modérée et raisonnée. Il faut que la raison puisse maîtriser l’envie et non l’inverse. Ainsi, le trailer reste dans une pratique plaisir mais sans tomber dans l’addiction.
La notion de progressivité me semble importante à ajouter. Vouloir réussir après deux ou trois ans de pratique des ultras les plus longs peut participer à ce type de dérive, en plus du risque évident de blessures.
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