VOYAGE: une aventure sud-américaine

VOYAGE: une aventure sud-américaine
VOYAGE: une aventure sud-américaine

Randonner 10 000 km, de l’Amérique centrale à la Terre de Feu, c’était le pari d’Elliot Nakache et Hervé Dupied. Avec « seulement » 7 484 km et 9 ascensions de sommets en 275 jours de marche, ce pari un peu fou s’est révélé initiatique et palpitant ; mais le témoignage, en pointant erreurs, risques et succès, incite à une préparation sérieuse pour accomplir ces prouesses sur lesquelles bâtir une vie.

Par le docteur Sophie Duméry, membre de la commission médicale de la FFRandonnée

Sur votre site www.the10Kwalk.com, vous vous présentez comme deux jeunes vingtenaires, engagés dans une trajectoire d’ingénieurs tout à fait rassurante pour vos familles respectives, quand en 2015 vous vous lancez dans une aventure au bout du monde et de vous-même. Vite décidés, vite partis pour un an de randonnée en terres inconnues, c’est l’audace inconsciente de la jeunesse !

Elliot : Quand on est parti, on n’était jamais monté à plus de
1 500 m d’altitude l’un et l’autre. Nous avons commencé notre périple à Mexico (2 235 m), la capitale du Mexique, mais la notion d’altitude nous était sortie de l’esprit. Nous n’avions rien calculé ; on s’était dit qu’on verrait bien… En l’occurrence, au Mexique, on n’a rien ressenti. C’est plus tard dans les Andes, à partir de l’Équateur que nous avons souffert de l’altitude.

Hervé : Cela dit, avant d’arriver en Équateur nous avions déjà quatre mois de marche au compteur. Du Mexique au Panama nous n’avons pas dépassé les 2 000 m, mais cela nous a forgé une bonne condition physique, même sans acclimatation, et une bonne base cardio-respiratoire.

Elliot : Nous avons abordé les Andes en Équateur et fait une partie du chemin des Incas jusqu’à 3 500 m sans rien ressentir, pendant deux semaines et demie. Grâce à notre condition physique mais aussi parce qu’on est monté graduellement. Au Pérou on était à 4 000-4 500 m d’altitude.

Hervé : Là, on faisait quotidiennement des dénivelés de 1 000 à 2 000 m entre 4 500 et 2 000 m d’altitude. Par inexpérience, nous n’avons rien respecté du climb high, sleep low des alpinistes [NDRL – « monter haut, dormir bas »]. Aucun palier : nous ne nous étions jamais renseignés ! Nous avons dormi à 3 500-4 000 m et plus, à cause aussi des gites que nous visions. Le premier à souffrir a été Elliot une nuit passée dans un village à 3 500 m.

Elliot : Envie de vomir, vomissements comme une fusée, gros dérangement digestif ! Comme c’est arrivé après le dîner, j’ai pensé que c’était le repas. Nous avons repris la marche le lendemain ; j’étais un peu mieux et nous avons bivouaqué à 4 500 m. Là Hervé a été malade mais pas moi. Nous n’avons jamais attribué notre malaise à l’altitude, nous pensions que c’était la nourriture, un truc qui ne passait pas…

Hervé : Notre erreur a été de ne pas redescendre pour se reposer. Puisque nous ne savions pas que c’était l’altitude, nous avons continué. Grosse erreur surtout pour moi, qui ai plus souffert qu’Elliott. Durant une semaine, nous avons oscillé quotidiennement entre 3 000 et 4 500 m, je ne pouvais plus rien manger. J’étais à sec, donc plus de diarrhée. Puis un soir, nous avons couché chez un Péruvien à 3 500 m et j’ai vraiment cru que j’avais la dysenterie. Dans ces villages perchés, selon l’altitude, il y a eu des nuits meilleures que d’autres, mais on est resté au-dessus de 3 000 m.

Comment était votre sommeil ?

Hervé : Pas terrible, mais l’accueil dans ces villages était assez précaire : un morceau de plancher dans le bâtiment qui fait office de mairie.

Elliot : C’était un campement où nous nous activions pour trouver de l’eau, du bois pour se chauffer, beaucoup de choses qui fatiguent. Nos notes de dictaphone (nous avons utilisé des dictaphones plutôt que des carnets de randonnée) montrent que nous étions vraiment persuadés d’une intoxication alimentaire ou d’une maladie. Évidemment, on ne parlait pas de nos troubles aux villageois, pas le bon sujet de conversation à notre avis ; et puis, eux n’avaient pas de problèmes entre 3 000 et 4 500 m…

Ce passage en haute altitude la dernière semaine de notre traversée du Pérou nous a engagé à couper court. Alors que Hervé allait mieux, c’est moi qui suis retombé malade. Se taper le bâton de la misère ne nous permettait pas de profiter du trajet. Il nous restait quatre jours d’autonomie ; plutôt que de se mettre en difficulté, voire en danger, autant redescendre à Lima. Là on a compris que l’altitude pesait dans la balance.

Hervé : Le soir même à Lima, on mangeait comme des ogres ! On s’est reposé quelques jours. Clairement le mal d’altitude apparaît quand on est fatigué. En Équateur et au Pérou, on n’avait pas mal enchaîné les dénivelés, avec de nombreuses blessures. Par la suite, en Bolivie, on est resté à
4 000 m pendant deux mois. On a toujours dormi à 4 000 m sans aucun problème parce que c’est très plat (haut plateau andin) et qu’il n’y avait pas de dénivelé quotidien, ou pas plus de 500 m.

Elliot : Ce n’était pas très exigeant physiquement, même s’il y a les distances et le climat qui sont un peu difficiles à « absorber ».

En marchant à plat, vous avez considérablement réduit votre demande en oxygène, donc votre intolérance à l’altitude. Votre acclimatation préalable vous a profité. Comment avez-vous géré au long cours les inévitables douleurs du marcheur : articulations, tendons, ligaments et muscles ?

Hervé : Je suis parti pour cette aventure en ayant mal partout à cause de mes blessures au rugby que je n’avais pas soignées. En marchant, ça allait à peu près, mais avec des tensions perpétuelles, surtout aux ischio-jambiers. On passe dessus, malgré les douleurs récurrentes. Je me suis blessé au genou en Équateur de manière assez ridicule. Nous avions reçu par la poste de nouvelles chaussures. Dans les miennes, il y avait deux paires de semelles intérieures tellement ajustées que je ne l’ai pas remarqué. Très vite, j’ai eu de grosses ampoules aux pieds et une démarche modifiée qui a déclenché une tendinite de la patte d’oie au genou. Il a fallu des semaines pour la faire passer. Ne pas se soigner avant ni pendant a été une grosse erreur ; ces douleurs tendino-musculaires qui me poursuivent aujourd’hui.

Dégradation du squelette mais aussi du matériel !

Elliot : Nous avons changé de chaussures tous les 2 000-2 500 km. Elles n’étaient pas usées à fond mais trop marquées par nos démarches. Pour moi, au talon. Et puis, c’était nécessaire avec tout ce que nous leur faisions subir : l’eau, les cailloux, le climat, etc. Nous avions prévu chacun une paire nouvelle semblable envoyée par nos parents. Mais cela s’est avéré une vraie bêtise, coûteuse, qui nous a obligé à une stricte organisation pour la réception de l’envoi alors que nous n’étions pas certains d’être à leur arrivée le jour prévu. Ça nous a coûté environ 400 dollars et une belle prise de tête par désorganisation de notre planning. Alors que, en Amérique du Sud, la montagne, c’est le quotidien, donc on trouve des magasins spécialisés avec du très
bon matériel, au moins dans les capitales. Depuis, j’ai personnellement opté pour des chaussures tout cuir.

Hervé : On a tendance à penser que le Gore-Tex®, c’est mieux mais au long cours, quand il pleut toute une journée, puisqu’on est forcément mouillé, il vaut mieux du cuir qui sèche plus vite et qui respire mieux, en particulier en pleine chaleur. Pour nous c’est vraiment le bon choix. D’autant qu’il en existe de très légères, très résistantes. Ma première paire a duré 3 000 bornes ! C’est vraiment un gros préjugé que de penser qu’il n’y a pas de fournitures techniques dans ces pays éloignés. De plus, il n’y a aucun problème à changer de marque. Notre dernière paire était parfaite, pas la moindre ampoule.

Et le poids du sac ? C’est généralement un point mal apprécié au départ…

Elliot : Avant de partir, nous en étions conscients, au point que nous avions édité un tableau Excel avec le poids de chaque équipement pour une répartition égalitaire entre nous (tente, réchaud, popote), mais nous n’avions pas conscience du poids optimal en randonnée. Nous sommes partis avec 14-15 kg sur le dos, hors eau et nourriture. Ce poids a varié en fonction de l’accès au ravitaillement. Rapidement, ayant mal partout, nous avons retiré 3-4 kg et renvoyé en France les fournitures non indispensables. Au cours des premiers mois, nous avons réduit progressivement à 10 kg par tête, hors eau et nourriture. Vers la fin du voyage pendant nos plus longues périodes d’autonomie (une semaine et plus), le sac a atteint la vingtaine de kilos.

Hervé : Notre erreur a été de ne pas adapter notre sac à la région traversée. La réserve de vêtements/équipement était faite au départ, alors que les besoins diffèrent selon les lieux. Un sac de couchage en Amérique centrale n’est pas nécessaire, un pull non plus. Nous avons encaissé tous les climats : très chaud et très sec, très chaud et très humide, très froid et très sec et très froid et très humide, avec des altitudes de 0 à 6 400 m et des températures de -30 °C (en Bolivie) à +40 °C. C’est après coup qu’on a connu les isothermes locaux sur Internet. Mais nous avions les indicateurs naturels. La nuit en Bolivie sous la tente, nos bouteilles d’eau gelaient totalement en quelques heures. D’ailleurs, on ne dormait pas avec ce froid.

Elliot : Il nous fallait un sac de couchage plus chaud et une grosse doudoune, que nous n’avions pas. Même tout habillés avec toutes nos couches, nous avions froid la nuit et nous dormions mal. Pour des raisons de poids, nous avions choisi la tente la plus légère…

Un seul incident vous a obligé à faire appel aux secours…

Hervé : Elliot s’est fissuré le poignet, alors que nous étions assez loin dans la jungle du Panama. Nous avons actionné notre balise de détresse. Après coup, cela reste la bonne option de sécurité. Si Elliot avait dû compenser cet accident en plus des nombreuses chutes que nous faisions sous des trombes d’eau, cela compromettait la suite de l’aventure. Or, il nous restait huit mois à marcher jusqu’à Ushuaïa.

Elliot : Nous n’avons pas fait les 10 000 km prévus, symboliques et assez marketing, parce que dans les Andes nous n’avons pas tenu le programme quotidien de 30 bornes et nous avons perdu 10 jours de marche par blessures.

Hervé : Notre défi sportif est progressivement devenu plus aventurier après l’Amérique centrale. Dans les Andes, les distances journalières se sont réduites à une vingtaine de km. Nous avons recouru à toute notre capacité d’adaptation, nous nous sommes endurcis. Notre réussite montre qu’on n’a pas forcément besoin du meilleur matériel pour traverser ces moments-là. Le corps est notre meilleur équipement, on peut le contraindre un peu…

C’est tout de même réservé à des personnes en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux ! Hervé, à 26 ans, et vous Elliot, à 24 ans, vous étiez à votre pic de performance et vous êtes sportifs depuis toujours. Ce n’est pas le commun des amateurs d’aventure. Quels conseils leur donnez-vous sur votre site ?

Elliot : Nous montrons  l’usage du GPS pour s’aventurer « à l’aveuglette » et nous répondons à toutes les questions qui nous sont adressées. Mais justement, il ne faut pas s’en poser 3 000, des questions, sinon c’est qu’on n’est pas prêt à partir. Il faut en avoir envie au plus profond de soi. Bien sûr, il y a la sécurité et l’organisation ; mais au-delà il faut juste sauter le pas, choisir une date et prendre son billet d’avion. S’il reste des trucs à faire au moment de partir, tant pis. C’est ce que nous avons fait. Nous étions prêts psychologiquement à affronter des conditions dégradées, moins manger, moins boire, moins dormir. Nous avons limité les soupapes de sécurité au maximum (prendre le bus et retourner à la ville) en allant toujours de l’avant, en ne s’arrêtant jamais trop longtemps pour ne pas tomber dans le confort. Lors d’un voyage long, sportif, qui se veut dans la continuité, c’est important. Les arrêts sont seulement pour le repos indispensable et l’approvisionnement.

Vous n’avez pas changé d’avis rétrospectivement ?

Elliot : Nous continuons dans des aventures qui nous changent d’environnement et de conditions psychologiques.

Hervé : Ce premier voyage initiatique a mobilisé notre part instinctive pour faire des choses dont on ne se sentait pas capable. Notre corps nous a rappelés à l’ordre mais nous avons étendu notre domaine d’imagination. Cela, nous ne l’avons pas perdu avec le retour à la société.

Vous êtes-vous senti en péril grave au moins une fois ?

Elliot : Aucun danger ressenti de la part des humains. Il y a eu juste un malaise dans la région des Zapatistes au Mexique, parce qu’ils n’aiment pas voir les étrangers traverser leur région ; ils sont très protectionnistes et craignent la venue d’Américains. Nous avons, au contraire, eu des coups de pouce majeurs de la part des gens dans tous les pays. Concernant le monde animal, le plus gros danger était les chiens, très agressifs dans certaines zones paysannes. Quand on nous a demandé en rentrant si nous avions vu des bêtes incroyables, eh bien, non : des oiseaux, du bétail et… beaucoup de chiens, mal nourris et à moitié sauvages ! Notre technique pour les repousser consistait soit à mettre en avant nos bâtons de marche, soit à ramasser une pierre pour les menacer. À ce geste, ils s’enfuyaient immédiatement !